lundi 13 avril 2009

5. Corée du Nord .:. Voyage au bout du monde

1er avril
Aéroport de Dorval, Montréal

Il pleut sur Montréal encore vêtue de son vieux manteau blanc. Un restant de neige rachitique et une froide humidité m’accompagnent. Je zigzague le long de la route entre les nids-de-poule jusqu’à l’aéroport de Dorval que l’on aimerait tant nous faire appeler l’aéroport international Pierre-Elliott-Trudeau. Ou l’aéroport P.-E.-T. Comme quoi le ridicule n’empêche visiblement pas de voler. L’hiver nous colle aux semelles et assombrit l’humeur des citadins. Les pas sont blasés, les regards fuient le ciel pour ne tomber sur guère mieux que de vieilles flaques d’eau souillée. Nous avons quitté l’hiver blanc, mais le printemps qui nettoie la ville d’une bonne ondée tarde à apparaître. On est entre deux. La grisaille des journées incertaines m’alourdit, les trottoirs sales me repoussent vers la rue qui n’est pourtant pas beaucoup plus invitante. Les canaux déglutissent leur ressac de saletés urbaines et suscitent l’écœurement. Je fous le camp, je fuis la ville et n’y reviendrai que lorsque nos météorologues auront la grâce de nous annoncer ne serait-ce qu’une percée de soleil, qu’un rayon de vie. Comme si cela dépendait d’eux. Les vitres pleurent de pluie et mes derniers coups d’œil sur la ville sont déformés et monochromes. Je dois me rendre à Toronto pour le vol de 18 h à destination de Francfort, dans le sud de l’Allemagne. Il est 12 h 15. Je n’ai pas de billet, ni même de réservation. Au pif, je suis stand-by. Je me présente à l’avance et je me fie à ma chance. J’ai un sac à dos rempli de choses inutiles et d’équipement photo. Outre m’arracher l’épaule sous le poids, je réussis à me faufiler en douce jusqu’à la Gardienne des sièges et des hublots.

Au comptoir, les indications de vols s’affolent sur le babillard électronique et on m’informe qu’il reste une place pour le vol de 13 h. La préposée m’indique, avec ses gros yeux sévères, qu’il ne me reste que quelques minutes pour prendre place dans l’avion. Vite ! À coups de coude et de sac, je me fraie un passage dans la foule et les « ehh lààà ! » que lui arrache ma course folle jusqu’à la barrière de sécurité toujours trop loin, puis la porte d’embarquement évidemment au bout du couloir. Quelques instants plus tard, l’avion transperce la brume qui enveloppe la ville et je quitte Montréal la maussade pour Toronto la moins maussade. À mon arrivée dans la Ville reine, je poireaute quelques heures dans les couloirs passants avant de prendre le vol AC872 pour Francfort. Deuxième envolée, doux départ… jusqu’à ce que je me retourne vers mon voisin somnolent avec qui je partage une rangée de trois sièges. Il est de l’embranchement des gros vertébrés ; classe des mammifères mous ; germain-à-la-gueule-de-bois à température constante et au corps poilu. Sorte de forêt pileuse. À la naissance, il a été nourri à la bière et semble s’en bien porter à en juger par l’haleine houblonnée et la rondeur ventrale. Je réveille le baril ronflant et je lui dis qu’il pue ou je lui fous ma vieille gomme dans la bouche pendant qu’il sommeille… Dur dilemme qui restera sans réponse.

Nous débarquons le lendemain matin à 7 h 30, heure locale de Francfort, par temps brumeux et frais. Le soleil perce les nuages d’un éclat dispersé et cette petite chaleur m’accompagne jusqu’aux douanes que je passe d’un pas léger avant de prendre la direction du bureau de covoiturage. C’est la solution la moins coûteuse pour se rendre à Berlin, à six heures de route au nord. Ce n’est pas une promenade jusqu’au coin de la rue, mais la chance me sourit encore : un conducteur passe à… 16 h 30, me dit-on. Wouhou, je ne me contiens plus. Bah, je ne suis quand même pas seul dans ce boui-boui. Les gens arrivent et repartent en tout temps, qui vers Paris, qui vers Bonn ou Bruxelles. Rencontres d’un instant, coups d’œil furtifs qui se perdent entre une ouverture de porte et un paiement au comptoir. Ils défilent tous devant mes yeux alors que l’heure de mon départ approche. J’ai hâte d’être celui qui défile, celui que l’on envie de partir vers l’ailleurs…

16 h 15. Mon chauffeur arrive. Le geste est peu invitant mais on est deux à partager son plaisir. Je ne sais pas trop pourquoi, mais le contact ne se fait pas. Trois gars qui n’en ont rien à foutre de se voir. C’est comme ça. On veut simplement prendre la route. Le conducteur ne parle pas un mot de français, ni d’anglais et il en va de même pour l’autre passager à qui j’ouvre aimablement la portière arrière afin qu’il prenne place sur la banquette. J’ai l’intime conviction qu’il sera plus à son aise derrière. J’aimerais bien lui demander si je lui laisse assez de place mais, à défaut d’une langue commune, j’y vais au son en reculant le siège. Un léger bruissement de voix, sorte de gargouillis du pied coincé, m’indique qu’il ne parle pas l’allemand non plus.

22 h 30. Arrivée à Berlin, Zoologischer Garten. Un crachin humide couvre la ville pour faire changement de Montréal. Berlin-la-nocturne nous accueille froidement. Je quitte notre chauffeur avec la même frénésie qui a régné durant nos six heures de silencieuse route commune pour me faufiler à travers la faune enivrée qui flâne autour de la gare. Les bouteilles de bière passent allègrement d’une main à l’autre, et les pas sont incertains. Il y en a un qui m’accueille gentiment en s’écrasant d’ivresse devant moi comme un tapis rouge. La rencontre nez-trottoir est fracassante. On me fait signe de ne pas le réveiller : il dort. Quelle belle attention ! Heureusement, la bouteille n’est pas brisée et un des assoiffés a la bonne idée de la ramasser avant qu’elle ne se vide. Moi, je pars à la recherche d’un gîte pour la nuit. Je dégote un bureau d’informations à quelques pas de la gare, et le type me trouve une crèche. Dix-neuf marks (quinze dollars canadiens) pour une nuit à l’hôtel Frederik’s. J’ose, juste pour voir la réaction : « Déjeuner compris ? » L’employé ne rigole pas. Il est 23 h et il veut foutre le camp de la boutique. Je lui dis que je suis Français et il acquiesce comme s’il avait du coup relié mon impertinence à ma fausse provenance. Quant à mon hôtelier, à en juger par l’empreinte d’oreiller tapissé sur le côté droit de son germanique visage, j’en conclus qu’il ne m’attendait plus… « Z’iriez pas me faire chauffer un peu d’eau avec un nuage de lait ? » lui dis-je dans mon plus beau français. Il ne rigole pas lui non plus. « Ich bin französisch ! » « Ahhh, ich verstehe ! » Je fais une belle réputation aux Français. Ils n’avaient qu’à ne pas se foutre de notre accent, bon !

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